Le travail de Ïan Larue a un rôle essentiel pour moi et j’ai trouvé une aide précieuse et du réconfort dans la lecture de Libère-toi Cyborg, une théorisation nécessaire des formes avec lesquelles j’ai expérimenté d’une façon intuitive sur Expo156. Le livre nous invite à inventer des contres-histoires, faire sauter les dualismes, se désassembler et muter, s’hybrider avec les machines et les animales, créer de nouvelles alliances, refuser d’être un tout. Je rêve du déploiement de ce programme ébouriffant depuis l’intérieur d’une sorte de coven né sous les coups de pinceaux de Ïan où se retrouveraient Donna Haraway, Octavia Butler et Mary Beth Edelson, des déesses et des cyborgs, une pieuvre et une papillonne monarque complices, l’œil doux et protecteur de Maki et Poivre de Cayenne. En attendant nous nous sommes toutes les deux rencontrées, et au fil de nos discussions passionnantes s’est progressivement esquissée l’interview que je commence à publier aujourd’hui !
Tu es essayiste, écrivaine de Science-fiction, tu as enseigné la littérature, les arts et la culture à l’université Paris 13, tu diriges une revue consacrée aux épagneuls nains franco-belges, mais tu crées aussi des bijoux « néo-lithiks » et tu as une actualité marquée par deux expositions de peintures de fleurs écoféministes à la galerie Christian Berst à Paris et au centre d’art contemporain Transpalettes de Bourges. Comment s’est construit ton parcours ?
Je suis une femme cisgenre non-binaire, handicapée, neuro-atypique, blanche et vieille. Je viens d’un milieu très courant à mon époque : une mère institutrice élevant seule ses trois enfants. J’ai longtemps porté les cheveux bleus comme signe distinctif de ma non-binarité mais les démangeaisons au cuir chevelu sont devenues trop fortes et j’ai arrêté.
Mon histoire personnelle n’a d’intérêt que comme échantillon, parfaitement banal, de la violence sociale ordinaire contre les femmes et les minorités. Comme beaucoup de femmes, je n’ai jamais fait ce que je voulais et je sais qu’il faut s’en pardonner. La consigne, à mon époque, était de gagner sa vie très tôt avec un métier sûr et « féminin » de façon à se marier et à avoir du temps pour s’occuper de son mari et de ses enfants (donc être institutrice). Je haïssais les groupes d’enfants, et les maris pour le peu que j’en avais vu dans mon entourage : soit ils abandonnaient leurs gosses comme mon père, soit ils étaient pédophiles comme mon grand-oncle. Pas de chance pour les modèles masculins ! On me l’a reproché dans mon roman La vestale du Calix : le seul personnage masculin positif était Holinsheld, un cheval (mais un cheval très smart !). Et j’ai rétorqué à juste titre que dans un conte comme Blanche-Neige, les personnages féminins sont nuls (une idiote qui mange ce que n’importe qui lui donne, une belle-mère méchante…) sans que personne ne s’en préoccupe.
Quand j’avais onze ans j’ai commencé à peindre tandis que mon entourage féminin me formatait pour être une future bonne épouse. Ces femmes avaient raison et c’est bien ce que dénonce Shulamith Firestone dans La dialectique du sexe : l’idée que pour tout simplement survivre, une femme doit se mettre sous la protection d’un homme. Une bonne mère, une bonne grand-mère doivent donc former les filles à ce rôle qui leur permet de ne pas mourir prématurément. Le plus drôle, si l’on veut, c’est qu’en vérité vivre avec un homme est la chose la plus dangereuse qui soit puisque le féminicide est implicitement autorisé en France (aucune loi ne protège les épouses et les assassinats vont bon train).
Une amie de ma mère voulait m’aider à faire des études d’art mais elle est morte, hélas pour moi, à l’âge de trente-deux ans. J’ai donc été vouée à l’enseignement primaire, « un bon métier pour une femme » dont on sait que « naturellement » elle est là pour s’occuper des enfants afin de rapporter au foyer un peu d’argent de poche pour se payer des robes. C’était un peu comme on vouait jadis les enfants au blanc et au bleu pour la Vierge Marie : on ne leur demandait pas leur avis. Placée de force dans cette prison, haïssant plus que jamais les groupes d’enfants (et les robes qui sont, comme on le sait, des vêtements d’enfant gardés à l’âge adulte pour signer une condition d’éternelle mineure), j’ai mis toute mon énergie à en sortir, à pousser la terre de ce tombeau pour arriver à la surface. Je sais que d’autres se préoccupent d’arriver au ciel mais quant à moi je voulais juste arriver sur terre et prendre un bol d’air. J’ai réussi à devenir prof de fac, à faire de la recherche, à écrire des livres et à travailler avec des adultes. Ce fut un rude combat car je ne possédais pas les codes, socialement parlant. J’ai donc mené une carrière bizarre et décalée au milieu des descendant·es et des héritier·es, et j’ai même réussi à faire de l’histoire de l’art, alors réservée implicitement à celleux qui avaient des œuvres d’art à la maison. Cette discipline s’est heureusement démocratisée depuis.
Pendant ce temps je faisais toujours de la peinture. A l’âge de quarante-six ans j’ai enfin pu réaliser le rêve de faire des études d’art plastiques et ce furent trois années épuisantes et merveilleuses. « C’est bien tard », aurait sermonné Simone de Beauvoir à la fin du Deuxième sexe, soulignant avec amertume la carrière rabougrie des femmes artistes. « Mieux vaut tard que trop tard », pourrait-on cependant rétorquer. Et d’ajouter, avec Catherine Dufour, que le mot « carrière » évoque avant tout un tas de pierre (ce trait de réalisme est issu d’une conversation privée).
A l’époque on ne jurait que par l’art conceptuel et la peinture n’était pas la bienvenue, mais baste ! J’ai commencé à faire des expositions. Puis j’ai créé un master professionnel à la fac et fini l’enseignement ! Ce qu’on faisait, c’était de la formation. Avec mes étudiantes on montait des expositions, on faisait du graphisme publicitaire, de la rédaction, de la médiation culturelle. Recherche et formation, écriture de livres (essais, nouvelles de SF, romans de SF), c’était bien et j’ai eu enfin de la chance, même si la pente a été rude à remonter. Alors, une pensée pour toutes celles qui sont en train de la gravir, qui ont rejeté la terre d’un tombeau, qui veulent vivre contre les diktats sociaux, religieux, familiaux etc. Ne vous sermonnez pas parce que vous mettez du temps : on ne peut pas faire autrement d’autant plus que celles qui vous imposent ceci ou cela l’ont subi elles-mêmes, parfois toute leur vie.
En conséquence il n’y a jamais de « parcours ». C’est une pure idée marketing, une idée pour Linkedin, une façon factice de se présenter à soi-même. On ne peut vivre que dans l’éclatement perpétuel du fameux « moi » dont tout le monde se préoccupe tellement aujourd’hui (« aimez-vous vous même » ! et puis quoi encore ?). En fait, on n’est qu’une boule de résistance et d’énergie à la fois absurde et multiple, qui perd des électrons à chaque passage et se mêle à tout ce qui nous entoure. On ne maîtrise rien, on ne va pas quelque part, même pas vers la mort sur laquelle on n’a aucune prise. Tous les buts, toutes les frontières qu’on peut s’imposer sont dérisoires. Comme dirait Douglas Adams, l’auteur du guide du routard galactique, c’est le grand micmac général.
Le capitalisme patriarcal ne peut pas le supporter et c’est pourquoi il impose « la croissance » et son cortège de CV bien lissés, de livres bien rangés par noms de mecs sur des étagères et un rassurant binarisme universel hérité d’Aristote et qui s’applique à tous les domaines de la vie : chien ou chat ? vin ou bière ? canapé simple ou convertible ? Mac ou PC ? thé ou café ? homme ou femme ? Dans tous les cas ce binarisme induit une mineure : des deux éléments comparés, l’un est toujours vécu comme inférieur à l’autre. Binaire n’a jamais voulu dire « égal » ou « complémentaire », au contraire. Binaire signifie qu’on trouve forcément « moins bien » un des termes de la comparaison implicite que suppose leur confrontation.
Je me souviens des séances de CV dans mon master avec mes étudiantes : elles se demandaient comment se réduire à ce carcan pour donner d’elles-mêmes une image flatteuse (c’est-à-dire logique, cohérente et unifiée) de leur « expérience » si diverse et multiple en réalité. On ne s’en est sorties à l’époque que grâce à ce bon vieux Cicéron et à son « ethos » que nous interprétions comme une schizophrénie aussi volontaire que quotidienne. L’ethos, ce n’est pas nous : c’est un costume, une pose, une attitude liée à une situation donnée. Un avocat qui défend un client n’a pas besoin d’épouser sa cause. Attitude dangereuse ? Se dédoubler, créer un être immobile, lisse et parfait, tout verdâtre, cadavérique mais efficace, une image morte et fausse, un fantôme au risque du vampire car créer des doubles est toujours diabolique, tel est le but du CV patriarcal. Il se résume en un pitch dans les « bios » des réseaux sociaux : T’es quoi, toi ? C’est quoi ton domaine ? et une règle est claire : soit une seule chose.
La norme d’unicité est un fondement du patriarcat : peu importe que ce qu’on appelle « Einstein » ce soit en vrai sa copine, son assistant et les gens de son labo en plus de lui-même, peu importe qu’un réalisateur de film ce soit en vrai une équipe entière, peu importe qu’un auteur se soit en vrai toute une chaîne d’édition et de réflexions croisées. Au patriarcat il ne faut qu’un seul homme, le héros de lui-même, « un joli petit paquet » disait Alphonse Allais. Un homme blanc cisgenre, pas une femme, pas un Noir, pas une enfant, pas une chienne, pas une trans, pas un cheval même s’il est aussi smart que Hol dans La vestale du calix. C’est pourquoi tout le monde tente de se plier à cette norme, à faire semblant d’être un homme blanc cisgenre (même le cheval). Et chacun, chacune de rédiger courageusement son CV en faisant semblant de l’être. Mais comme l’écrivait l’indépassable Audre Lorde dans sa biographie romancée intitulée Zami : « Je vous parle en tant que poète, noire, féministe, lesbienne, mère, guerrière, professeure et survivante du cancer ». Quelle merveilleuse phrase où tout s’entrechoque, pulvérisant tabous et préjugés (lesbienne et mère ? mère et guerrière ?). C’est un refus absolu du moi unifié, de cet idéal « d’être soi-même » que cite Haraway dans son Manifeste cyborg.
Comment faire péter la norme patriarcale implicite du héros unique voué à une seule tâche, ce héros masculin plein de lui-même, centre indiscutable et rayonnant de son propre univers ? Et que sont ennuyeux les dérivés de cette obsession ! Le « développement personnel » pour être « la meilleure version de soi-même » (en américain dans le texte), la diktat de « s’aimer soi-même », le « prenez soin de vous » qui avait interloqué Sophie Calle, l’individualisme replet… et d’une manière plus grave la création de frontières et de binarisme faits pour assurer la quiétude du petit homme. Paniqué à l’idée de n’être pas grand-chose et de n’avoir aucune maîtrise sur son « parcours » et son « destin », le gars en question crée l’Autre, l’Etranger, l’Ennemi, le Pas-Moi (il se croit référence absolue). Et il tient éperdument toutes les frontières comme dans Le désert des Tartares. Adamiste en diable, il classe les animaux et erre dans un labyrinthe de catégories figées. Mais ça bouge, ça bouge sans arrêt et c’est pour lui insupportable. Il veut des taxons, il veut un unique ancêtre commun qu’il baptise d’un nom masculin (LUCA), il veut le vampire verdâtre, il veut mettre la dernière main à son curriculum vitae. Mais en fait tout cela n’existe que dans les rêves angoissé d’un petit homme qui désespère de ne plus voir toutes les flèches monter dans les graphiques de la production. Les seules flèches qui montent sont celles du réchauffement climatique ; il faudrait changer, ne plus être ce petit homme-là, rejoindre les mouvements écoféministes de décroissance mais notre bonhomme résiste, raidi sur son CV comme sur un lit mortel.
Tu as publié Libère-toi cyborg ! dans la collection Sorcières aux éditions Cambourakis. Le livre reprend les romans cités dans le Manifeste cyborg de Donna Haraway pour penser les luttes féministes par le prisme de la science-fiction. À quoi ressemble la science-fiction féministe ?
Oui, et le livre va bientôt être publié en format poche ! Merci à l’éditrice et à son équipe !
C’est vrai qu’il se veut une introduction à la SF féministe à travers ce que j’ai baptisé « liste H » – H comme Haraway, H, peut-être, comme le souvenir de « trouvez Hortense » de Rimbaud… H comme l’Hortense philosophe de Jacques Roubaud. Une SF essentiellement étatsunienne car Haraway lit dans sa propre langue (y compris Wittig en traduction ; Les Guerrillères passent aux USA pour un roman de SF !). Il manque des Wintrebert, des Vonarburg, des Silverberg et autres plumes francophones dans cet état des lieux qui n’est qu’un point de démarrage.
La SF féministe ressemble à un gisement fossile qu’on n’aurait jamais pris la peine d’explorer. Les « single-gender worlds » sont réputés être de pesants romans à thèse (alors que Herland par exemple est prodigieusement comique !), on a du mal à élire les « chef-d’oeuvres » que demande le patriarcat dans son éternel souci d’unicité et du Nom-d’Un-Seul. Défaut majeur, beaucoup (pas tous !) sont écrits par des assignées-femmes ! Et par où commencer dans cet océan sans phare, sans « highlight » ? Le repère, le guide-âne, le pense-bête, le Lagarde et Michard des grands hommes, voilà toute l’exigence du patriarcat. Sans compter qu’ils ne sont pas traduits en français, ou alors très mal, comme c’est le cas de The female man de Joanna Russ (rien que le titre, L’autre moitié de l’homme… ben voyons !). C’est d’ailleurs le cas de nombreux romans de SF par le passé car les traductions étaient mal payées, peu valorisées et négligentes. Avec la reconnaissance grandissante de la culture pop, les traductions sont bien meilleures aujourd’hui. Il suffit de comparer, dans le domaine du roman policier, la nouvelle traduction d’Agatha Christie à l’ancienne pour se rendre compte de ce que nous avons manqué quand nous la lisions dans notre enfance !
La « liste H » présente l’intérêt d’avoir été extrêmement pensée par Haraway. Elle ne cite pas au hasard les romans qu’elle choisit. Elle a lu énormément de science-fiction, comme elle le précise dans le documentaire que lui a consacré en 2016 Fabrizio Terranova. Dès lors si elle choisit ces romans-là, et pas d’autres, c’est avec une idée derrière la tête. Et cette idée, à mon sens, c’est l’intersectionnalité avant la lettre. L’autrice qui la frappe le plus est Octavia Butler ; on se rend compte à la lecture du Manifeste cyborg à quel point la thématique des Femmes blanches/Femmes noires/Hommes noirs est centrale dans son propos. Significativement, ce sont les trois groupes qu’elle oppose à l’aristocratie mâle blanche des sciences, en invitant ces personnes à approfondir leurs connaissances dans ce domaine. C’est ce que j’ai fait, en autodidacte comme d’habitude.
Octavia Butler est vraiment l’autrice-phare (puisqu’il faut des phares) du Manifeste cyborg et Haraway souligne le caractère déterminant de son influence dans divers entretiens réunis dans son Reader (un livre qu’elle a composé elle-même avec des extraits, des interviews… publié en 2003 chez Routledge). Grâces soient rendues aux éditions Le Diable Vauvert (sises à Vauvert !) qui ont traduit bon nombre de ses romans en français. Butler porte un univers science-fictionnel incroyable, hanté de patriarches violents et d’extra-terrestres méduséens, de vampires à la cruauté sans limite, de têtes qui volent à travers la pièce (vais-je vraiment vous donner envie de la lire avec ce dernier détail ?) où la puissance des femmes noires est d’une résistance infinie. C’est chez Octavia Butler que Haraway a rencontré certaines idées qu’on peut trouver incongrues dans le Manifeste cyborg, comme l’écriture comme technologie de la résistance ou la réhabilitation de la Malinche. Tout ceci figure dans les romans de Butler, autrice frappante s’il en fût jamais.
On comprend dès lors comment la cyborg (car c’est LA, Haraway le confirme elle-même) devient une « formation » politique au sens d’une escadrille d’animales volantes diverses (comme dans Shrek le Troisième avec Blanche-Neige la ninja !). Toutes différentes de couleur de peau, de religion, de pratiques sexuelles, de convictions personnelles, d’âge ou de valeurs politiques, les femmes qui travaillent dans la Silicone Valley (c’est l’exemple principal que développe Haraway) à monter des ordinateurs n’ont pas d’autre choix que de s’unir, et c’est ça la cyborg. Peu importent les « options divergentes », les « moi-je », « mes valeurs à moi » et autres foutaises individualistes de luxe. Plus divisées et plus opposées que jamais, les femmes se liguent et c’est là le seul espoir de ce « féminisme socialiste », de « langue commune » que mentionnent titre et premier sous-titre de l’essai. « Mythe politique ironique » ? Peut-être, mais faisable, en somme, si on parvient à résister à l’ennemi qui toujours insistera sur la « division » du groupe (« le mouvement est divisé », vu à la télé). Oui, il est divisé mais il trouve sa force politique dans cette division constitutive ; on n’a pas à « être d’accord » avec les voisines, la seule chose qui compte est l’action collective. Oublier ses opinions pour produire de l’action, voilà l’enjeu, du moins je crois. C’est du moins ma lecture du Manifeste cyborg !
Donna Haraway conclut son Manifeste cyborg en disant que «Bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une danse spirale, je préfère être cyborg que déesse ». En prenant le temps de recontextualiser cette phrase dans ton livre, tu dissipes toutes les visions dualistes qui peuvent en dériver et dessines le potentiel d’une géniale et dangereuse alliance entre déesse et cyborg. Comment se sont elles retrouvées dans cette danse ?
Clairement, cette phrase finale est un clin d’œil à Starhawk et à sa Spiral Dance qui a été un best-seller lors de sa parution en 1979 et qui a joué un rôle culturel essentiel dans l’autre contreculture, celle dont on ne parle jamais, celle de la Déesse et de la passion que ce thème a suscité. Starhawk, voici encore une personnalité aux multiples facettes ! Activiste, foucaldienne, néopaïenne, wiccane, dianique, écoféministe, écrivaine, cheffe religieuse, philosophe, sorcière, journaliste, californienne (à mon avis californienne est une activité à part entière : Haraway, de son côté, court sur la plage avec des chiens !) elle écrit sans ambages des textes décisifs. Elle n’en demeure pas moins timide et surprise, selon une amie de Los Angeles qui joua un rôle important dans son coven, par le retentissement de son travail en France et les deux éditions coup sur coup de Rêver l’obscur, en 2003 et en 2015 (Chez les Empêcheurs de penser en rond puis chez Cambourakis). J’ai étudié son œuvre et la Wicca dans un livre qui devais s’intituler Yes, wiccanes ! mais qui, hélas, porte le titre obscur de Fiction, féminisme et post-modernité. Il s’agit précisément d’un livre sur les sorcières wiccanes et la réinvention made in USA de pratiques venues de Grande-Bretagne. L’origine de la Wicca est clairement érotique (lisez mon bouquin, vous aurez tous les détails !) mais le passage aux USA a transformé cette matière première pour n’en garder que la dimension de jeu. Religion païenne, ludique, féminine, souvent solitaire sauf au moment de grandes réunions où on danse en spirale et où on pratique la magie blanche, la Wicca est à mon sens un proto-féminisme, un acte de résistance en milieu hostile. Si je suis une fille d’un village perdu de l’Alabama, dans un état qui interdit l’avortement et qui pratique la peine de mort, avec la supérette du coin qui ne me propose que Fast and Furious 17 ou Rambo 128 tandis que chaque père de famille veille sous sa véranda avec sa Winchester 1866, prêt à tirer sur l’oiseau moqueur, je trouverai de la puissance, faute de mieux, dans mes potions et mes chaudrons. C’est du survivalisme féministe (rare car le survivalisme ne l’est pas, en général !).
Haraway reconnaît le lien entre déesse et cyborg, entre sorcière wiccane planquée et travailleuse blanche ou racisée bossant dans une zone franche industrielle. Ce sont les deux faces d’une même médaille. C’est la même danse libératrice, le même espoir de se tenir la main ailleurs que devant un film d’action avec un mec patriarcalisé (certains ne le sont point ! Perles rares !). On n’oppose pas déesse et cyborg parce qu’elles sont unies dans la même danse. Choisir d’être l’une ou l’autre en fin de compte, c’est du cosplay : le même fond demeure.
Les œuvres de science-fiction citées dans le Manifeste cyborg sont parfois très difficilement accessibles en France notamment Dawn d’Octavia Butler, qui n’a pas été traduit, The Female Man de Joanna Russ, dont la traduction ne laisse entrevoir que l’ombre de l’œuvre originale, ou encore Superluminal de Vonda McIntyre, n’ayant eu droit qu’à un tirage confidentiel dans les années 80. Comment l’expliquer ? De manière plus générale comment faire connaître la science-fiction féministe et écoféministe ?
Par les pdf qui circulent sur Internet et qui parfois débouchent sur une « vraie » édition. C’est le cas récent des Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne. Tout le monde voulait lire ce roman de science-fiction introuvable qui datait de 1977. Un ami qui en avait par miracle un exemplaire s’était dévoué pour le scanner. La « demande » est devenue si importante qu’elle a fini par attirer l’attention des éditions papier : le roman a été réédité en 2022 aux Editions des Femmes.
Parfois, les textes introuvables demeurent à l’état de pdf, passant sous le manteau comme au temps de Huysmans quand circulait ainsi la Pieuvre d’Hokusai… Sont introuvables non seulement les romans mais aussi les textes théoriques, devenus « livres rares » comme La dialectique du sexe dont j’ai parlé tout à l’heure. Ce n’est pas seulement la SF féministe c’est TOUT le féminisme et son histoire qui est underground. On ne s’étonnera point en fin de compte que la contreculture féministe, si importante dans ses manifestations littéraires, philosophiques, artistiques, intellectuelles soit si invisibilisée.
La liste H comporte également le roman Par-delà les murs du monde, qui propose aussi une forme d’alliance, cette fois entre humain.es et tyrennis – des sortes de grandes raies mantas volantes – qui devront apprendre à communiquer en mettant en commun leurs pouvoirs psychiques pour faire face à la destruction de leurs mondes. Ce livre a été écrit par James Tiptree Jr, auquel tu as consacré un travail de recherche biographique. Que peux-tu nous dire à son sujet?
Une des héroïnes de ce roman est une scientifique noire, on comprend pourquoi Haraway l’a sélectionné dans sa liste ! Ce qui est extraordinaire, dans Par-delà les murs du monde (un des rares romans de la liste H à être disponible facilement en librairie), c’est l’inversion radicale des rôles féminins et masculins dans le monde des extra-terrestres : les hommes sont des Pères nourriciers, ils remplissent la noble fonction, très prestigieuse, d’élever les rejetons car c’est le plus important au monde, tandis que les femelles, curieuses, voyageuses, exploratrices, sont toujours par monts et par vaux à l’affut d’expériences nouvelles et de découvertes : pas tout à fait un monde à l’envers, parce que cette activité-là, activité des femelles, celle qui correspond aux prérogatives masculines sur notre Terre, est sur cette planète complètement dépréciée. Une bonne mère de famille terrienne, qui s’est dévouée toute sa vie à ses enfants et à ses proches, qui est tellement méprisée que son travail gratuit n’est même pas comptabilisé dans le PIB (ce détail figure dans le roman), se trouve qualifiée de Père, extraordinairement admirée et respectée par les extra-terrestres.
Pliée de rire, Joëlle Wintrebert se moquait dans Le sexe de ta plume de tous les auteurs qui avaient salué le caractère « viril » de l’écriture de Tiptree – et plus rien sur Internet : le site de l’autrice a disparu et les précieux dossiers du Cafard cosmique, dans lesquels figurait cet article, ont disparu également. Et pourtant, en 2022, Wintrebert vient de recevoir le prix Ayerdhal… C’est dire la fragilité du genre.
Heureusement, j’avais pris naguère quelques notes que voici : « prenant la mesure du violent sexisme qui raréfie les autrices de science-fiction, elle [Wintrebert] précise : ‘’Anecdote aussi célèbre que savoureuse, James Tiptree (on ignorait alors qu’il était le pseudo d’Alice Sheldon) fut traité de ‘mâle chauviniste’ par Samuel Delany. Quant à Ted Sturgeon, pourtant homme éclairé, il écrivait : ‘Il a été suggéré que Tiptree était une femme, théorie que je trouve absurde, car il y a pour moi quelque chose d’inéluctablement masculin dans l’écriture de Tiptree.’ Bien entendu, quand l’autrice révèle son identité, deux ans plus tard, tout le monde s’accorde à lui trouver des accents féminins ».
Mais, détail d’importance, Tiptree ne révèle PAS son « identité » !
On ne peut pas dire que James Tiptree « était une femme » et que ses chers copains de l’époque, menant une enquête serrée dans la rubrique nécrologique des journaux, ont « révélé » le « vrai sexe » de l’auteur en pistant James après la mort de sa mère. On ne peut pas dire, comme le préfacier de son livre d’or, Pierre K. Rey, qu’elle a voulu crier au monde sa vraie nature de femme.
Non. James Tiptree était un homme trans et il a été « outé ». Le « outing » est une violation de la vie privée, passible aujourd’hui de poursuites, qui peut détruire la vie d’une personne trans. Cela consiste à révéler la transidentité de quelqu’un sans son consentement. Or je soutiens, après avoir étudié de près sa biographie et ses lettres, que James Tiptree était un homme trans même si son portrait physique (une blonde à frisettes) ne correspondait pas à son identité de genre.
James Tiptree s’en est sorti parce que le mouchard Internet n’existait pas encore quand il écrivait romans et nouvelles. Il a pu passer toute sa vie littéraire en homme sans que personne ne le voit jamais. Dès son enfance, il préfère se voir surnommer Alli. Dès son plus jeune âge il accompagne ses parents en safari : cela lui donnera une conscience aiguë de la violence coloniale et sexiste de cet univers de prédation (les Noirs sont des « boys » et on dépossède les femmes de leurs chasses). Cela transparaît dans nombre de ses nouvelles. Dans ses lettres à ses amis (qu’il n’a jamais vus), il se présente en homme, allant jusqu’à se raser de frais car il a reçu une lettre féminine parfumée (dit-il). Son unique interview a été faite par écrit et à distance. Il avait travaillé pour les services secrets et connaissait toutes les astuces, de la boîte postale anonyme au refus des appels téléphoniques pour des raisons toutes plus plausibles les unes que les autres.
Et puis un jour, sa mère meurt et James est cité comme Alice Sheldon dans une notice nécrologique. Ses amis masculins sont indignés par la « révélation » (que James n’a jamais faite). Ses amies féminines, au contraire, font preuve de gentillesse : Ursula Le Guin l’appelle « ma sœur » et Joanna Russ (qui tant de fois lui a reproché son sexisme !) lui tend une main secourable et lui propose devenir lesbienne pour surmonter la catastrophe. Mais rien n’y fait. Il est probable que James Tiptree souffrait par ailleurs de fragilité psychologique, accrue sans doute par le comportement de sa mère qui lui avait interdit dans sa jeunesse de se couper les cheveux, de sacrifier cet « ornement », l’avait envoyé dans une « finishing school » pour filles où il s’était senti, sans surprise, très malheureux puis lui avait plus ou moins imposé de se marier. Tout cela ne peut pas aider un homme trans à vivre mieux.
James Tiptree s’effondre après avoir été outé et sa vie s’achève alors rapidement avec un meurtre et un suicide. Il assassine son mari Tim et se donne la mort ensuite. Assassiner sa famille avant de se tuer est un acte dont le mode opérationnel est largement connoté masculin dans la société actuelle. Il a laissé deux romans et énormément de nouvelles transféministes tout aussi extraordinaires les unes que les autres et presque indisponibles comme il se doit. Quelques librairies spécialisées en ligne, comme Scylla, en ont parfois quelques exemplaires rares !
James Tiptree a par ailleurs entretenu une longue correspondance écrite avec Joanna Russ. Comment les correspondances entre les personnes sont-elles un moyen d’affirmer des identités ?
James Tiptree entretenait en effet des correspondances avec énormément d’auteurs et d’autrices de son temps qu’il n’avait jamais vues en vrai. Cela peut nous paraître étrange, voire impossible, mais à travers les pseudos, les photos floues, les avatars fantasques et les réunions Zoom caméra cachée, ne sommes-nous pas en train de revenir à ce stade ? Le covid a accentué le phénomène. Je n’ai jamais rencontré en vrai des personnes avec qui je travaille avec passion, comme Julie Crenn, curatrice écoféministe qui m’a sauvée de l’isolement et encouragée dans ma peinture, Cécile Lecan qui fait de palpitantes conférences d’histoire de l’art en ligne et qui m’inspire par les tableaux qu’elle présente ou trois Canadiennes avec lesquelles j’ai parlé par Zoom pendant plusieurs mois dans le but d’écrire une présentation de leur travail artistique. Depuis deux ans, mes relations avec mes amies et ma famille ne passent plus, pratiquement, que par le numérique. C’est le cas de toutes les personnes qui sont comme moi « à haut risque » (et non pas « fragiles » : nous le sommes moins que d’autres si nous sommes encore vivant·es bien que la maladie soit pour nous très mortelle).
D’une façon générale, nous pouvons si nous le désirons nous choisir une identité numérique de manière très libre, encore que cela demande une attention encore plus extrême que celle de James Tiptree allant relever en catimini sa boîte postale ! Car ici comme ailleurs, l’enfer c’est les autres – personne ne maîtrise sa « branding image » à moins d’être vraiment seule au monde sur une île numérique déserte. Ceci dit je connais trois personnes qui n’ont pas d’ordinateur, pas de mail et pas de téléphone portable. Et qui s’en sortent ma foi pas si mal, malgré les obstacles qu’on peut deviner dans la vie quotidienne.
Pour lire la partie deux de l’interview, c’est par là !
Propos recueillis par Charline Kirch
Libère-toi cyborg ! est désormais disponible à la vente en poche par ici.
Crédits image de couverture : Ϊan Larue, « Mains du dieu cornu et de la cyborg », 2022
✨ Ma gratitude éternelle à Ïan Larue pour tout ce qu’elle m’a apporté ! ✨
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