Texte et Sculptures ĂŹan Larue
Photos expo156 & Transductionism // Vidéo Nortu98
2023 : Charline
Sept ans plus tard je rencontre l’artiste et curatrice Charline Kirch. Elle veut me poser des questions sur mon essai Libère-toi, cyborg !. J’écris les réponses et l’interview est publiée sur Expo 156 – là même où vous êtes à présent, chèrex lectorices.
Je suis non-binaire. Qu’est-ce que se dire non-binaire, pour parodier le titre de l’excellent bouquin de Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne ?
– Natacha, que faut-il faire pour se dire lesbienne ?
– Il faut lire tout ça !
(Et elle brandit en riant l’énorme bibliographie de son génial opus).
Se dire non-binaire, est-ce affaire de lectures ciblées et de déconstruction intellectuelle ? C’est le travail de base de toute position marginale dans l’ordre des « genres et orientations sexuelles », pour reprendre une expression fréquemment employée. Le discours des personnes trans ou asexuelles (pour ne prendre que ces exemples-là )  est en général très ferré et très documenté.
Et comme en transidentité, en non-binarisme on ne se préoccupe pas forcément à fond d’accomplissements physiques signalétiques. C’est celui ou celle qui dit qui l’est, comme disait Duchamp à propos des artistes. Duchamp aurait pu écrire un essai intitulé Se dire artiste. Il aurait été vite lu car il suffit de se dire artiste pour l’être.
On peut trouver pénible la nécessité de sans cesse « se déclarer » telle ou tel alors qu’on n’en demande pas tant aux hétéras et hétéros. Elleux vont de soi, un peu comme le masculin en grammaire, ce qui en dit long sur le festival constant de violence symbolique qu’est notre société sexiste et raciste.
En mars, les déesses fossiles commencent à s’agiter dans leur carton sans acide. Elles ont décidé qu’il était temps de revenir, sans doute. Charline adore les fossiles, elle fait des expéditions avec son frère pour en trouver. J’ai moi-même jadis traîné femme et enfants à Villers-sur-mer afin de découvrir des piquants d’oursins et des huîtres jurassiques, même si ce temps depuis longtemps n’est plus.
Je dis à Charline que j’ai fabriqué de faux-fossiles, je les lui envoie par la poste et elle réalise à partir de ces petites pièces une série de photographies.
Déesses fossiles, série photographique de Charline Kirch
Pour les déesses fossiles, Charline abandonne le mode opératoire que normalement elle construit quand elle réalise une série. Au contraire, elle entre dans des procédés divers : noir et blanc, couleurs inversées, photos de détail avec bagues macro, de l’objet entier, d’un groupe d’objets, avec ou sans flash, et avec une table lumineuse elle joue, ou non, sur la translucidité de la cire qui compose certaines des pièces.
Les déesses fossiles par Charline Kirch, série de 24 photographies imprimées sur du papier semi-brillant au format 329 x 483 mm.
Les déesses de Charline ne sont ni des figures sacrées dans lesquelles s’incarnerait un pouvoir religieux, ni des représentations qui par définition excluraient l’objet qu’elles remplacent en en donnant l’image (enfin, c’est ce que dit Platon : représenter c’est donner à voir quelque chose qui par sa nature-même congédie la réalité). Ce sont des figures aussi mystérieuses que le « vaste contingent de symboles » dont parle Marija Gimbutas dans Le langage de la déesse (note : éditions des femmes, 1989, Introduction, p. 27). Pour l’archéologue lituanienne, la seule façon de comprendre ces symboles c’est de les considérer ensemble comme un langage. Ce langage, qu’on appelle celui « de la déesse » dans le titre de l’ouvrage, est avant tout celui d’une civilisation perdue, la civilisation « old-européenne » dont je parle dans Dis, papa, c’était quoi le patriarcat ? . C’est une civilisation où le rapport entre les humains, les plantes, les animaux est totalement différent de ce qu’on entend aujourd’hui. Nous avons la manie du classement, ce qui a donné ces catégories subtilement hiérarchisées. Mais rien de tel n’avait cours dans le langage dit « de la déesse », autrement dit d’une civilisation tellement perdue qu’elle n’a même pas une section de musée à son nom.
Curieusement, c’est chez la philosophe contemporaine Donna Haraway que Charline trouve les éléments qui permettent de saisir aujourd’hui ce langage. Haraway dissout les frontières et les binarismes, que ce soit nature/culture, vivant/artefact ou féminin/masculin. A ce sujet, on peut se demander si la taxinomie obsessionnelle de la biologie ne serait pas une sorte d’adamisme, au sens où Adam nomme les plantes et les animaux (et sa femme) comme autant d’objets à son service dans un monde taillé évidemment pour lui : son petit cosmos. C’est du moins ce qui apparaît clairement dans le Manifeste cyborg.
Haraway, reine de l’humour noir, développe un optimisme féroce et grinçant, étrangement joyeux. Mieux vaut n’importe quoi que le patriarcat car il est la matrice de toutes les oppressions du monde, pour résumer. Les femmes noires, les femmes blanches et les hommes noirs se regroupent sur les ruines exsangues de la « famille », la bien nommée « cellule ». Sortez de la cellule, mitochondries de demain ! Désormais la cheffe de famille c’est elle, l’adolescente ou la jeune femme qui fait vivre tout le monde, hommes, enfants et vielllardex. De cette nouvelle structure affreuse mais intéressante peuvent surgir tant de nouvelles possibilités !
Au lieu de ressasser « l’homme », thématique récurrente qui commence à nous gonfler (c’est une manie dans les documentaires d’Arte !) Haraway ouvre à un monde merveilleusement délivré du paradis terrestre et de tout son fourniment. Et elle n’est que la Hellequin de toute la maisnie, si je puis me permettre cette comparaison. Derrière elle on devine Lynn Margulis (qui étudie la coopération en biologie, à la place des idées de lutte pour la vie) ou James Lovelock (Gaïa est une symbiose). Et tant d’autres ! On aperçoit le bouc des sorcières, la cyborg, le papillon monarque, une chienne, une bactérie… une oddkin, bizarres parentées, plus constitutives d’un vrai monde que toutes les patines crasseuses de la religion et des rôles sociaux imposés par le trop fameux « sexe ». Merci, Haraway, pour avoir ouvert la fenêtre ! On manquait d’air !
Paléotrans
Charline créant ses photos n’a pas beaucoup de temps et son exploration tous azimuts, si contraire à ses habitudes, laisse remonter librement des figures ambivalentes. Surgissent alors des déesses phallico-vulvaires, des formes intermédiaires qui me rappellent irrésistiblement les traditions paléo et néolithiques. Oui, ça existe depuis longtemps ! Les livres de Gimbutas sur la « vieille Europe » en témoignent. Old-européenne, c’est le nom que j’ai donné à cette « Vieille Europe » de Gimbutas qui évoque trop pour nous l’idée que se font les Américainex de nos contrées.
C’est une très longue période qui englobe paléo et néolithique sans solution de continuité et qui a produit des formes spécifiques : statuettes d’apparence féminine, spirales, chevrons, V, zigzags, mamelons, fesses en forme d’œufs doubles et autres motifs qu’on ne retrouve plus ensuite.
On sait depuis longtemps que les organes génitaux des mammifères sont en quelque sorte rétractables, qu’ils peuvent être dedans ou dehors selon la situation et que ce n’est pas la peine d’y passer le réveillon. On sait aussi que certains poissons changent de sexe suivant le contexte, que les lézardes à queue en fouet se reproduisent sans mâle et qu’elles ne sont pas les seules. Tout cela a très certainement été remarqué depuis longtemps, y compris la similitude entre clitoris et pénis. Aurait-on oublié qu’aux époques paléo et néolithique on n’avait aucun tabou au sujet de la dissection ? Une preuve indirecte est la similitude entre une tête de vache, avec ses cornes et des rosettes qu’on y place fréquemment, et ce qu’on appelle « trompes de Fallope » dans l’appareil reproducteur féminin.
Gimbutas parle de taureau mais si on n’a que la tête, va savoir si c’est un taureau ou une vache ! Ceci dit, le rôle du taureau comme animal « féminin » est patent à cette époque. On trouve chez des auteurs grecs anciens, comme le néoplatonicien Porphyre, mais aussi chez Ovide ou Virgile, un lien entre taureaux et abeilles, animales chéries par la maîtresse des animaux. Ce sont des symboles difficiles à déchiffrer : comment admettre que les abeilles soient engendrées par des taureaux ? Ou que le taureau soit assimilé à la force de régénération de la Terre ?
Aujourd’hui on voit le taureau comme un animal « viril ». C’est oublier que le torero en habit de lumière, c’est autant un modèle de virilité tradi que Patrick Juvet chantant Où sont les femmes… et que les déesses anciennes avec des clitoris externes sont légion.
Savant-elles, les personnes trans, que depuis le paléolithique on les a représentées ?
2023 : Jagna Ciuchta, Toutex Ă la fois mutantex et multiples
C’est aussi sept ans plus tard, au même moment, que Jagna Ciuchta me propose de participer à sa future exposition à la Chaufferie de Strasbourg, Toutex à la fois mutantex et multiples, en compagnie du performeur Rose-Mahé Cabel. Quand des déesses décident qu’il est temps de ressurgir, elles ne font décidément pas les choses à moitié !
Photo : Toutex à la fois mutantex et multiples ©A.Lejolivet-HEAR
Sans savoir que Charline était en train de les photographier, Jagna repère mes fossiles de déesses. Elle décide de les présenter dans une grande vitrine horizontale suspendue au plafond avec des sangles, sur fond noir. Elle installe un audacieux dispositif bien en accord avec le caractère vertigineux de la salle d’exposition, très haute avec un balcon surplombant. Le noir et le jaune fluo de sa peinture murale se confondent à leur limite en vert de mer.
Photos : Transductionism
Auprès de la vitrine on se sent comme sur le pont d’un navire à voile, à contempler les haubans qui filent dans les hauteurs des brumes. Le temps et l’espace, si aimés des cosmogonies contemporaines, semblent se dissoudre en une manière d’éternité cyclique. Les déesses-pieuvres-clitoris-poissonnes-fossiles sont alignées comme pour une marée noire. La vitrine oscille doucement si on lui donne une petite impulsion de houle. Les unes derrière les autres, elles semblent plus mortes que jamais et pourtant en route vers un autre monde possible. Elles sont toutes petites comme ces multiplex figurines féminines en argile ou en ivoire qu’on rencontre éparses dans tous les musées archéologiques, sans jamais les regrouper dans une salle rien que pour elles, une salle old-européenne, une salle pour ces milliers d’années oubliées, enfouies, réduites à néant.
Photos : Transductionism
Et les petites déesses retournent dans leur carton, jusqu’à leur prochaine métamorphose. Puisse cet article aider les artistes et expérimentateurices non-binaires au sens large (c’est-à -dire refusant les impensés de la société patriarcale hypersexuée) à remonter aux sources et à fabriquer et diffuser des formes androgynes comme les avaient créées les humainex préhistoriques.
Photos : Transductionism
ĂŹan Larue