Une spéculation musicologique par @transductionism
“Bird species never seen or heard before”1
Si le chant des oiseaux a tant fasciné l’histoire culturelle, et tout particulièrement les arts sonores et musicaux, ce n’est pas tant par l’élargissement du vocabulaire musical qu’ils offrent, que par une profonde étrangeté qu’ils instillent au cœur de la possibilité de la musique elle-même. D’une proximité troublante, ils en suggèrent pourtant une altérité radicale, indéchiffrable, étrange, et profondément inquiétante ; si la musique passait à côté de quelque chose, qui se jouerait ailleurs, autrement ?
N’y a-t-il pas quelque chose d’inexploré, dans les angles morts de la musique, un monde complet de sons, de formes sonores et de modes d’existence soniques qu’elle manquerait, ou masquerait ? La piste des chants d’oiseaux ne mène-t-elle pas à d’autres manières de tisser des rapports avec les vivants, avec les sons, et avec nos héritages musicaux et anthropologiques ?
Mais quelles pistes ? Celle d’un (ré)ensauvagement des pratiques sonores et la quête d’une origine animale qu’il s’agirait de retrouver ? Qu’offrirait-elle, au-delà la perspective archaïsante d’une tentative de retour à un stade pré-musical, ou proto-musical, qui bute irrémédiablement sur le fond “effroyablement ancien”2 de la technicité de toute expression musicale et par là sur l’impossibilité d’une sortie de ses contradictions historiques ? Les traditions musicales et l’évolution organologique qui a accompagné le lent processus d’hominisation, n’ont-elles pas eu le temps d’explorer et d’incorporer cet héritage archaïque et de ses relations avec les vies animales au sein de l’histoire musicale ? À ce titre, l’exploration des diverses traditions sonores explorant des ontologies musicales alternatives offrirait sûrement un corpus d’une richesse inégalée, mais quels mondes ouvriraient-elles ? Quels mondes permettraient-elles de construire dans une époque où l’ensemble des relations avec les vivants et les sons sont rebattus par la transformation radicale de nos capacités à produire autant les uns que les autres, ainsi, et surtout, les milieux desquels ils procèdent ?
Ainsi, au-delà d’un simple déplacement ontologique, la piste des oiseaux nous mène à un véritable problème qui renverse la question de départ. Si l’anthropocène3, dans toutes ses acceptions critiques, décrit un stade de développement technique et social transformant radicalement les relations que les sociétés entretiennent avec et entre elles-mêmes et leurs milieux, elle constitue de ce fait également le cadre à l’exploration de nouvelles relations avec les sons, avec les vivants, et avec les moyens que nous pouvons mobiliser pour les produire.
C’est alors en partant des problèmes que pose le contexte anthropotechnique4 contemporain qu’il serait possible de suivre une piste ornithologique singulière, dans laquelle les problèmes liés à la création musicale, à la description du vivant, et à l’invention de modes d’existence sonores se poseraient en des termes spécifiques.
Ainsi, les oiseaux ne seraient pas tant les guides vers des univers sonores vierges de toute trace humaine ou épurés du poids de la civilisation, tentative désespérée de conjurer un printemps toujours plus silencieux, que les partenaires de nouvelles alliances zootechniques5 mutantes aux frontières du vivant, compagnons de l’invention d’un nouveau bestiaire sonore peuplé d’espèces sonores imaginaires, de formes de vie post-musicales, et de systèmes de dressages interspécifiques à même de construire la bande-son d’un avenir mutant dans les ruines du capitalisme.
La piste des oiseaux nous mène donc à envisager la possibilité d’une post-anthropologie du phénomène sonore et musical à travers le prisme d’une ornithologie-fiction par laquelle il serait envisagé, en suivant le geste spéculatif de Ïan Larue6 d’une cladistique imaginaire des représentations dinosauriennes, l’élaboration d’une taxonomie imaginaire des sons à l’époque de la synthèse musicale, des intelligences génératives, de la terraformation de la planète, des hybridations virales mondialisées et des cohabitations interspécifiques.
S’inscrivant en amateur dans l’histoire de la musique contemporaine savante et populaire et informée par l’évolution organologique7 de la société hyper-industrielle, cette ornithologie musicologique fictionnelle constitue une première tentative de réponse conceptuelle à un problème esthétique en gestation relevant encore du domaine de l’intuition sonore. Visant à explorer le champ expérientiel et intellectuel que celle-ci ouvre, ce travail constitue une première tentative de formulation théorique et de formalisation matérielle, et à ce titre ne cherche pas à définir des catégories formellement arrêtées ni à construire un quelconque système de classification, mais à élaborer un cadre de réflexion et d’expérience pour faire tenir ensemble ces intuitions esthétiques spécifiques.
Si la tentative de Ïan Larue de revisiter la paléontologie à travers l’histoire des représentations culturelles des dinosaures pour reconstruire une histoire féministe des origines et des filiations s’avère inspirante, il ne s’agit pas ici d’un projet si ambitieux. Consacrée au champ de l’expression musicale et sonore et explorant les relations que celui-ci entretient avec les chants d’oiseaux, cette tentative constitue une première étape dans un travail exploratoire sur les esthétiques contemporaines post-humaines et leurs implications théoriques et politiques. Mobilisant la playlist dans un contexte d’écoute distribuée post-confinement et médiée par Instagram, celle-ci s’appuie sur la théorisation pour s’inscrire dans le cadre d’une interrogation sur les dimensions anthropotechniques de ces esthétiques, et s’articule avec une pratique de l’écoute audiophile8 centrée sur une approche cosmotechnique9 de l’instrumentation audio. C’est dans ce contexte d’écoute et de son partage spécifique, constituant le cadre esthétique et théorique par lequel elle opère un montage et un démontage de sons et de musiques, qu’elle propose non seulement de définir les conditions de leur (in)écoutabilité dans une mise en procès de l’histoire sonore10, mais également de tenter de dégager une pensée sonore hypermatérielle11 de l’anthropocène.
Turing’s zoo
Tout est parti d’une sensation. Une sensation de trouble, de celles qui se singularisent par leur capacité à soulever tout un fond mnésique accumulé en en faisant émerger des images, des sensations, dont le caractère plurivoque et encore confus ne masque pas toute possibilité de compréhension. Au contraire, rendant saillantes des débuts d’idées, des fragments de compréhension, et faisant apparaître un paysage esthétique singulier encore difficiles à décrire, à appréhender, ce trouble constitue la matrice dans laquelle cette texture sensible commence à faire signe. Une logique du sens, donc, par laquelle se déploie non pas une simple expérience subjective, mais d’où émerge une singularité esthétique tissée de signifiants encore entremêlés, et dont l’unité n’apparaît que sous la forme incomplète et inchoative d’une intuition. Car c’est de cet ensemble, à la fois sensible et intelligible, tel qu’il est contenu dans cette expérience première sous forme d’intuition, qu’il s’agit de déployer le potentiel esthétique et critique. L’intuition comme méthode, en somme, comme tentative de rendre possible la formation d’une expérience noétique dans le chaos viral du chthulucène12.
Mais avant d’en déplier les implications esthétiques, théoriques et politiques, il s’agit tout d’abord d’en revenir au phénomène, à l’expérience dans sa matérialité et son événementialité.
Tout a commencé lors de l’écoute de l’album Utopia de Björk13 à sa sortie en 2017. Construit autour de l’usage central de la flûte, des sons électroniques et du sample de chants d’oiseaux en accompagnement de la voix de l’autrice, occupant, comme à son habitude, la place de matériaux sonore et musical central, il faisait apparaître, dès les premières mesures du premier morceaux Arisen my senses, des chuintements électroniques à la texture unique, et qui restèrent gravés dans ma mémoire auditive. Dès la première écoute, ils formaient comme une sorte de conglomérat brut d’une idée musicale dont j’entre-apercevais seulement le potentiel de déploiement formel. Presque inintelligibles tellement ils condensaient de manière intriquée toute une grammaire sonore et musicale latente, ils laissaient entrevoir des possibilités de développement sonores et musicaux que je scrutais alors avec curiosité au cours de cette première écoute.
En effet, ces chuintements, difficiles à décrire, comportaient en eux tous les éléments d’une expérience esthétique singulière qui soulevait un problème musical et sonore aux implications complexes : D’une part des sonorités synthétiques issues d’un travail de composition sonore conjoint avec la productrice Arca étaient rendues indistinguables de chants d’oiseaux issues d’une captation naturaliste, et d’autre part, l’utilisation de samples de chants d’oiseaux, principalement issus du disque Birds Of Venezuela de Jean C. Roché, étaient utilisés comme matériaux sonores dans la composition musicale de manière à les rendre indistinguables de sons électroniques. Et par une sélection fine d’extraits singuliers et des effets compositionnels spécifiques, tout était fait pour donner à ces samples l’apparence d’une texture plus électronique que certaines compositions synthétiques, révélant la richesse du spectre sonore aviaire, et brouillant ainsi les limites entre artificialité et naturalité, objectivité et fictionnalité, phénoménalité et référentialité.
Loin d’être un geste musical gratuit offrant une solution locale à un problème stylistique, ce double mouvement ouvrait tout un champ problématique, projetant la musique électronique dans un espace parfaitement singulier.
D’une part, en sortant la musique électronique de sa référentialité musicale, et de son héritage sonore issu de formes d’expressions culturelles aux enjeux esthétiques tout autres, l’invention de sonorités électroniques imitant avec une telle complexité la texture de chants d’oiseaux construisait un langage musical parfaitement nouveau. La référentialité ornithologique donnait à la musique une capacité de phénoménalité singulière : en ouvrant la possibilité de produire des chants d’oiseaux artificiels elle constituait un tout nouveau champ d’expériences en la matière de l’écoute d’espèces d’oiseaux imaginaires, et permettait de décrire un monde fictionnel par le truchement de l’expérience musicale. La composition devenait une forme de description du monde.
D’autre part, par la mise en valeur de la nature profondément étrange et quasi synthétique du répertoire sonore aviaire, et de sa troublante proximité avec des des formes d’expression musicales radicales, ce geste compositionnel mais également phénoménotechnique, menait à formuler une hypothèse spéculative : La phénoménalité des chants d’oiseaux ne renferme-t-elle pas une dimension de référentialité, de par leurs caractères singulièrement musicaux et expressifs14, que la musique pourrait intégrer, non pas dans un objectif d’interaction fonctionnelle interspécifique, mais dans la perspective d’élargir le champ d’expression sonore et musicale ? Dit autrement, cette manière d’interpréter musicalement les chants d’oiseaux ne permettait-elle pas de révéler une structure expressive nichée au coeur de la vie aviaire qui résonne particulièrement avec un langage musical qui était en train de s’inventer dans la texture des chuintements synthétiques ?
Ainsi, en dessinant une figure sonore ambigüe à la croisée des espèces, ce geste musical invitait non seulement à repenser en profondeur les modalités et la signification de la musique électronique, mais également à ré-envisager l’ornithologie à travers le prisme de l’expression musicale sans une cadre post-spéciste et post-anthropologique dont les implications à la fois esthétique, théorique et politique restaient à explorer.
Mais cet album n’étant pas uniquement inscrit dans une perspective radicale d’expérimentation esthétique, mais ancré dans le cadre très large de la musique pop, cette proposition musicale de Björk ne consistait pas dans la seule exploration de cette idée musicale. Celle-ci était plutôt une saillance esthétique d’une œuvre aux ramifications artistiques bien plus larges, déjà riche de significations culturelles, esthétiques et politiques, et développait un univers sonore et symbolique bien plus vaste.
Construit autours d’éléments plus classiques, et dans une continuité revendiquée avec une production passée déjà extrêmement structurée, ce projet développe un univers de signification singulier, autour d’un thème structurant, comme Björk l’a institué pour chacun de ses albums. Développant un univers narratif centré sur une vision écoféministe de l’écologie inventant des utopies paradisiaques libérées des anthropologies et des ontologies patriarcales et écocidaires, celui-ci mobilise autour de la voix de Björk des éléments plus classiques musicalement et organologiquement, comme des instruments à vent, avec le recours structurant à un ensemble de 12 flûtes, mais également de la harpe, du violoncelle, de la contrebasse, et un chœur. Avec la flûte comme élément d’articulation à la fois sonore, organologique et métaphorique entre les chants d’oiseaux, la voix et les sons électroniques, la composition mobilise les références au souffle comme lien sonore entre les différents registres sonores.
“The whole album is a little bit about air, because we decided to have synths that have a lot of air in them, and we have flutes that sound synthy, so there’s that sort of crossover there.”15
Par des effets compositionnels et de jeu finement élaborés, les musiques de l’album construisent des analogies sonores entre les sons électroniques, les flûtes et la voix, inscrivant ces sonorités plus classiques dans un univers sonore faisant de l’hybridation de ses composants le marqueur esthétique de l’album.
Mobilisant la figure de Pan comme matrice thématique et musicale pour unifier esthétiquement l’album, Björk fait un hommage appuyé au Prélude à l’après-midi d’un Faune de Debussy pour inventer une sorte de Prélude à l’après-midi d’un·e cyborg techno à l’exotisme assumé, projetant dans l’anthropocène la fascination pour un monde vivant hybride peuplé d’entités sonores hyper-naturelles à la fois organiques et synthétiques.
Projetant l’impressionnisme onirique de Debussy dans le 21è siècle, Björk proposait un manifeste sonore qui faisait signe, et qui trouvait un écho esthétique particulier dans le monde de la création contemporaine, bien au-delà de la sphère de la musique, et participait à un grand mouvement d’inspiration faisant de la question esthétique des relations technologiquement médiées avec le vivant un sujet central de nos vies anthropocéniques.
Ainsi, bien au-delà de susciter une intuition esthétique, cette écoute soulevait tout un ensemble de questions sur le rapport aux oiseaux et à la musique électronique dans une perspective esthétique radicale. Interrogeant des problématiques théoriques autour d’une phénoménologie fictionnelle, et dans un contexte plus généralement musical d’une pop ouverte à l’histoire musicale du 19ème et du 20ème siècle, inventant une narration sonore marquée par un futurisme enthousiaste tissé de créatures imaginaires et de formes de vies utopiques.
Si ce qui me marqua si profondément dès la première écoute resta longtemps un chantier intellectuel en jachère, il était clair que la profondeur sémantique de cette œuvre et la puissance de sa proposition esthétique allait activer toute une tectonique artistique en percutant son époque sous la forme d’un manifeste musical pour un nouveau rapport à la création, au vivant et un appel à l’interrogation collectives de leurs intrications. Faisant suite à une œuvre déjà riche, cette nouvelle réalisation de Björk apparu dès la première écoute comme une réalisation majeure de sa discographie, mais également, et surtout, de son temps.
Retrofatigue
Précurseuse radicale de l’ère y2k dès le milieux des années 90, Björk était largement en avance sur son époque au tournant du millénaire par le futurisme hyper-romantique qu’elle proposait, et par la manière avec laquelle celui-ci construisait une géopoétique musicale électronique qui hybridait la techno avec une nature déjà aux prises avec une mondialisation archipélique dans un village global pré-internet, où la catastrophe écologique n’occupait pas encore clairement les esprits.
« Le mot nature et le mot techno sont pour moi le même mot, mais l’un est passé, l’autre futur. Je l’explique en disant. Prenez une maison dans la montagne, une petite maison. Des singes, en voyant cette maison, diraient : “C’est techno, c’est le futur.” Mais nous, nous dirions : “C’est la nature.” C’est la même chose, que ce soit fait par l’homme ou pas, là n’est pas la question. Entre la nature et la techno, on est dans le présent. Cela change tout les jours, on doit faire partir des deux, on ne peut pas être que techno, ou que nature. Il faut être entre les deux. C’est très important. »
Tête de proue de profonds changements culturels, elle fut néanmoins reléguée à une place marginale quand la retromania accompagna l’explosion sonore permise par la plateformisation de l’industrie musicale. Marquée par un isolement culturel, et par des réalisations inégales après le singulier et génial Medúlla, c’est en 2015, après que Daft-Punk aient commis l’œuvre-somme d’un épisode spécial de la pop (et de leur production), que Björk retrouva son époque avec la sortie du très personnel Vulnicura. Réalisation d’apparence épurée, en ruptures avec les épanchements théâtraux des opus précédents, elle déployait une organicité sonore dense et cohérente mariant avec un équilibre rare les cordes, la voix hantée de Björk et des beats électroniques qui semaient les germes de ce qui allait se déployer dans son album suivant, Utopia, sous la forme d’un univers sonore synthétique se confondant avec la forme vivante d’un organisme imaginaire mutant.
Ainsi, réalisée en compagnie rapprochées avec Arca, qui joua alors le rôle structurant d’interface créative et générationnelle, cet album déployait l’héritage esthétique personnel de Björk dans un univers sonore complètement nouveau. Elle lui permettait ainsi de s’inscrire dans une scène où s’inventait une esthétique profondément nouvelle, alors que Sophie rouvrait la perspective d’un futurisme radical et que la pop embrassait l’intensification de la société hyper-industrielle16 de manière non-cynique et enthousiaste pour offrir des sonorités absolument nouvelles et faire respirer une époque asphyxiée par la désorientation généralisée.
Dans ce contexte, marqué par une forme de lucidité mature sur la complexité de l’hyper-crise systémique, écologique, sociale, et technologique, et traversé d’une puissance créative paradoxale, Björk allait incarner une figure centrale, à la fois modèle, mais également catalyseuse, d’une esthétique anthropocénique naissante.
En effet, le postulat central dans son œuvre, avant-gardiste au tournant du millénaire, d’une hybridité fondamentale entre technique et vivant, se retrouvait offrir un cadre théorique et esthétique parfaitement adapté pour décrire la situation historique et soulever tout un champ de problèmes artistiques et politiques selon des coordonnées résolument enthousiasmantes. Appréhender de manière conjointe les mutations technologiques, les dérèglements écologiques ou la transformation des modes d’existence devenait non seulement l’occasion d’élaborer une critique radicale sur leurs causalités et leurs conséquences, mais également de projeter une esthétique radicale faisant du contexte anthropotechnologique contemporain un terrain de jeu pour inventer des modes d’existence à l’intersection des espèces, des milieux et des objets, et rêver d’un avenir commun.
Ramages
Mais tout ceci n’était qu’inchoatif, hésitant, et ne formait pas une scène cohérente faisant converger des affects et des sensibilités sur des points d’attractions clairs. Des affinités électives doucement opéraient, subrepticement, annonçant des mouvements tectoniques esthétiques bien plus profonds.
Fasciné depuis des années par l’œuvre de Björk, bouleversé par la puissance tellurique de son hyper-romantisme techno-écologique, j’avais traversé les années retromania en ne sachant pas trop quoi faire de cet héritage, et sans comprendre à sa sortie la puissance de Vulnicura, il me fallut attendre la sortie d’Utopia pour que devienne évident, à la fois qu’il s’agissait là d’une pièce maîtresse dans son œuvre, mais également qu’elle marquait d’un jalon dans l’évolution stylistique de l’époque. C’était également la période où se mettaient en places des éléments qui allaient me replonger dans ces questionnements esthétiques laissés en jachère pendant des années.
Mon amie Charline, avec qui j’avais pu nouer des relations amicales et intellectuelles au détour de nos études respectives et d’expériences associatives communes, se lançait dans ce qui allait devenir un projet artistique et curatorial inédit dont la porté esthétique et culturelle électrisait déjà les sensibilités émergentes. Portés par un enthousiasme partagé, nous approfondissions notre relation par des échanges de plus en plus soutenus sur nos affects communs en matières esthétiques, théoriques et politiques, en particulier par l’écoute commentée de musique. Intrigué par les évolutions esthétiques de l’époque, découvrant tout un champs d’expression musicale et sonores jusque là inouïes, et inspiré par l’écho que @expo156 trouvait dans la scène culturelle contemporaine, je lançais la page @transductionism avec la vague ambition de profiter de l’élaboration d’une installation audiophile pour communiquer sur mon rapport à l’écoute, à la musique en général, et pour faire profiter d’une discothèque en pleine expansion et renouvellement.
D’abord formalisé par de courts textes présentant des pièces choisies de ma discothèque, mêlée à des extraits d’ouvrages et une présentation de mon système d’écoute, ce projet allait être l’occasion d’explorer la scène musicale contemporaine et ses implications esthétiques et théoriques. Et après quelques modestes tentatives disparates, produites sans ligne directrice particulière, et après avoir accompagné Charline dans ses expériences de sélections musicales, l’idée allait germer de mobiliser le format de la playlist comme support à la fois d’élaboration, de présentation, et de partage d’une pensée sonore, pour formaliser des intuitions esthétiques jusque-là seulement esquissées.
Fortement marqué par le travail de la dessinatrice Hélène Jeudy, et particulièrement son ouvrage Digital Species17 dont le titre allait être le révélateur d’intuitions alors encore disparates, et qui allaient être à l’origine de ce projet de playlist, je commençais à esquisser les prémices d’une direction artistique et à circonscrire certains problèmes que je voulais interroger. D’abords exprimées de manière hésitante lors de divers posts, je posais les premières prémisses d’une idée qui allait devenir centrale, selon laquelle il était possible de penser les sons comme des formes de vies, et d’envisager ainsi l’expérience musicale comme une zoologie imaginaire vouée au dressage d’espèces sonores dans une écologie interspécifique fictionnelle.
Ainsi, alors que tout un pan de la production musicale actuelle mobilisait les moyens de production sonores électroniques les plus avancés pour ouvrir un champ d’exploration et de transformation des sons naturels et inventer des langages sonores hybrides à la frontière du vivant, un tableau commençait à prendre consistance, composant un bestiaire encore indistinct où une figure sonore se distinguait par sa capacité à faire signe et à rendre intelligible mes premières intuitions esthétiques. Mais trop générale et trop vaste pour être abordée de front, encore trop flou pour pouvoir soutenir un discours articulé, cette figure devait être précisée. Et dans ce bestiaire sonore, les oiseaux björkiens se singularisaient, et s’imposèrent comme les émissaires d’un territoire sonore accueillant propice à un voyage musical à la croisée des espèces.
Ramages était né, et allait explorer des mondes musicaux improbables pour tenter de dénicher des oiseaux mystérieux et collecter des chants encore inouïs. Suivant la trace des hybridations électroniques de Björk, le projet cherchait à déplier la question des rapports qu’entretient la musique contemporaine avec des formes d’expressions qui troublent les divisions de règnes, d’espèces, de genres, de styles, pour replonger le langage dans ses ambiguïtés anthropologiques. Se jouant des oppositions faciles martelées sur les bancs des écoles françaises, il cherchait à confronter le ramage à ses relations complexes avec le plumage, pour réinscrire le chant d’oiseau dans son milieu et appréhendait alors les jeux de parades à partir du fond duquel il procède. Du branchage où il vit aux ornements qu’il construit, il n’était alors plus ce seul langage étrange qui fascinait par son altérité radicale, mais celui inscrit dans un réseaux dense de relations d’habitation, d’expressivité18, de construction de niches, avec lequel nous avons toujours tissé des liens fondamentaux à notre habitation terrestre, et qui interroge notre propre manière de construire et de matérialiser des mondes habités, babil d’un monde qui apprend à cohabiter dans des états hybrides.
RAMAGE
Définition :
1: (Vieilli) Rameaux, Branchages
2: Ornement sous formes d’arabesques de rameaux fleuris/feuillus
3: Chant d’oiseaux dans les ramures des arbres ou des buissons.
4 Langage humain profus et inintelligible
1 Björk, (2017), Utopia, Disque Compact, One Little Independent Records.
2 Bernard Stiegler, (2018), La technique et le temps – 1. La Faute d’Épiméthée — 2. La Désorientation — 3. Le Temps du cinéma et la question du mal-être suivis de Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène, Fayard.
3 (Géologie, Histoire) Époque de l’histoire de la Terre et de l’humanité, ouverte avec la révolution industrielle au XVIIIe et succédant ainsi à l’holocène, au cours de laquelle l’espèce humaine est devenue une force géologique majeure gouvernant l’état, le fonctionnement et l’évolution de la planète. In anthropocène, (2024, 24 juin), Dans Wikionnaire, https://fr.wiktionary.org/wiki/anthropoc%C3%A8ne
4 L’anthropotechnique est un concept généralement utilisé pour désigner la transformation de l’espèce humaine par des moyens techniques, particulièrement la biologie dans son accession eugéniste, mais également plus récemment par des moyens technologiques dans une perspective d’augmentation corporelle. Repris ici dans la suite de des travaux de Peter Sloterdijk sur l’histoire de l’hominisation et de l’autoproduction technique de l’humain ainsi que son histoire de la globalisation, il ne désigne pas uniquement un champ spécifique d’application de techniques de modification du corps et de l’espèce humaine, mais interroge le phénomène de modification des rapports aux milieux habités à partir de l’étude des mutations des leurs modes de production technique. L’anthropotechnique désigne donc l’ensemble des techniques de modification des rapports que les humains entretiennent avec leurs milieux de vie, à partir du postulat que le processus d’hominisation constitue un processus de modification des conditions de vie.
5 La zootechnique désigne l’ensemble des techniques relatives à la production, l’élevage et l’amélioration des animaux. Reprise ici en relation directe avec le concept d’anthropotechnique, elle en constitue une branche spécifique qui étudie les relations de co-évolution des humains et des animaux dans un contexte de cohabitation techniquement médiées. Comprise ainsi dans une acception élargie, il ne s’agit pas de désigner uniquement des relations d’exploitation dans un rapport de production, mais de désigner l’ensemble des relations médiées techniquement dans le contexte de l’anthropocène où les milieux habités s’interpénètrent, et où les relations de co-évolution sont structurellement déterminées. Il s’agira alors ici de développer une perspective dans laquelle ces relations peuvent aboutir à la formulation de problèmes esthétiques spécifiques.
6 Ïan Larue, (2021), Les dinosaures rêvent-elles de Hollywood ? ou comment l’industrie du cinéma vulgarise la culture du viol, un essai-fiction de Ïan Larue, Éditions iXe.
7 “Ce terme est dérivé du grec « organon » : outil, appareil. L’« organologie générale » est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types. Un organe physiologique – y compris le cerveau, siège de l’appareil psychique – n’évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux. Cette façon de penser s’inspire des travaux de Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique.”, In Organologie générale, (2024, 24 juin), Dans Le vocabulaire d’Ars Industrialis, https://arsindustrialis.org/organologie-g%C3%A9n%C3%A9rale
8 Un audiophile, dans son sens courant, désigne un amateur de haute-fidélité, c’est-à-dire de reproduction sonore de haute-qualité et des techniques s’y rapportant. Milieu porteur d’une culture très spécifique, situé socialement et esthétiquement, et reposant sur des postulats théoriques fragiles, l’audiophilie sera ici comprise de manière hétérodoxe, que ce soit en matière de culture musicale mobilisée, de pratique d’écoute et de cadrage théorique. S’écartant des objectifs politiquement douteux de la hi-fi de recherche d’une pureté dans la reproduction sonore, il lui sera préféré la définition plus générale d’amateur d’électroacoustique pour ouvrir à une conception organologique de celle-ci. Il s’agira alors de remettre au centre la philosophie de la technique et de sortir des idéaux de pureté pour envisager la possibilité d’une esthétique matérielle de électroacoustique.
9 Dans son article pour la revue La Deleuziana, Yuk Hui défini le concept de cosmotechnique comme suit : “la cosmotechnique signifie l’unification entre l’ordre cosmique et l’ordre moral à travers les activités techniques (bien que l’expression d’ordre cosmique soit elle-même tautologique car le mot grec kosmos veut dire ordre). Le concept de cosmotechnique nous donne immédiatement un outil conceptuel pour dépasser l’opposition conventionnelle entre la technique et la nature, et pour comprendre que la tâche de la philosophe est celle de chercher et d’affirmer l’unité organique des deux.”. Il précise combien selon ce concept, “la technique n’est pas universelle anthropologiquement ; les technologies dans différentes cultures sont affectées par les compréhensions cosmologiques de ces cultures, et acquièrent une autonomie uniquement dans un cadre cosmologique précis – la technique est toujours une cosmotechnique.”. Ce concept sera mobilisé dans la suite de cette série pour réintégrer la question de l’électroacoustique dans une réflexion plus large sur la place de la technique dans une esthétique de l’anthropocène. In Yuk Hui, Cosmos, Cosmologie et Cosmotechnique1, LA DELEUZIANA – RIVISTA ONLINE DI FILOSOFIA – ISSN 2421-3098 N. 4 / 2016 – GEOPOUVOIR : UNE STRATO-ANALYSE DE L’ANTHROPOCENE, http://www.ladeleuziana.org/wp-content/uploads/2017/06/Hui-%E2%80%93-Cosmos-Cosmologie-et-Cosmotechnique.pdf
10 Comme le rappelle Georges Didi-Huberman concernant le rapport à l’histoire et aux horreurs du XXè siècle de l’oeuvre cinématographique de Jean-Luc Godard et de son utilisation du montage, il semble possible de penser une histoire sonore de l’anthropocène qui interroge le rôle de l’appareillage technologique de production musicale dans l’émergence d’une écophonie critique et dans le développement d’une esthétique de la terraformation. Voir Georges Didi-Huberman (2015), Passés cités par JLG – L’oeil de l’histoire, 5, Les Éditions de Minuit. et Georges Didi-Huberman (2011), Atlas ou le gai savoir inquiet – L’oeil de l’histoire, 3, Les Éditions de Minuit.
11 “Hypermatériel est un terme qui tente de penser ce qui a été dénommé à tort l’immatériel (notamment par André Gorz). Il faut se défaire de l’idée que les technologies cognitives et culturelles sont immatérielles : l’immatériel n’existe pas. La matière, devenue flux, est de moins en moins solide, elle n’en est pas pour cela immatérielle, et il faut au contraire en outre de plus en plus de matériels pour la transformer.
Quand on parle d’immatérialité, on tente de désigner inadéquatement l’invisibilité de la matière, ou, plus profondément, on tente de réfléchir sur ce qui a considérablement bouleversé notre vision de la matière, à savoir la maîtrise relative de sa vitesse. Parler d’hypermatériels et d’ypermatérialité, c’est rappeler que ce qui est en jeu aujourd’hui est la maîtrise de la matière-énergie dans ses moindres états et à toutes échelles, non la supposée immatérialité de l’information.”, In Hypermatière, (2024, 24 juin), Dans Le vocabulaire d’Ars Industrialis, https://arsindustrialis.org/hypermati%C3%A8re
12 “Chthulucène \ masculin singulier
(Néologisme) Époque dans laquelle humains et non-humains sont liés de manière inextricable dans leurs pratiques tentaculaires.
Dans ce détournement des codes de la science-fiction, citons également la transformation par Haraway de la figure dominatrice du Cthulhu de Lovecraft en ère du Chthulucène qui fait « chanter le terrestre, le chtonien, et […] tout ce qui est lié à la Terre, y compris l’atmosphère et [affirme] que nous sommes reliés à une myriade de temporalités et de spatialités, reliées aux divers pouvoirs passés, présents et à venir de la Terre.» — (Allard, Laurence, Alexandre Monnin, et Cyprien Tasset. « Est-il trop tard pour l’effondrement ? », Multitudes, vol. 76, no. 3, 2019, pp. 53-67.)
Avec le terme chthulucène, je voulais que l’oreille entende le son des terrestres. — (Donna Haraway)
Chthulucène. Le terme a trois sources : une petite araignée californienne, Pimoa Cthulhu, dont Haraway reprend le nom en le croisant avec le terme grec chthonos, qui fait référence aux forces et créatures chthoniennes, c’est-à-dire aux créatures de la terre, des profondeurs, aux forces rhizomatiques qui se ramifient et qui se lient. « Cène » vient aussi du grec : kainos renvoie à une temporalité présente, que Haraway dit « épaisse ». Dans un des entretiens du livre, elle définit donc le Chthulucène comme « un temps épais pour les chthoniens » (p. 74). Ainsi formulée, cette définition est obscure et inaccessible : Habiter le trouble avec Donna Haraway la déplie et l’éclaire. — (Laura Aristizabal Arango, 2020, Continuer une exploration du Chthulucène avac Donna Haraway.), In Chthulucène (2024, 02 juillet), Dans Wikionnaire, https://fr.wiktionary.org/wiki/Chthuluc%C3%A8ne
13 Björk (2017), Utopia, Disque Compact, One Little Independent Records.
14 Sur la fonction expressive des chants d’oiseaux, et de manière générale des comportements aviaires, voir : Vinciane Despret, (2019), Habiter en oiseau, Actes Sud, Collection Mondes sauvages.
15 björk.fr (https://www.bjork.fr/Utopia-Album-2017)
16 Bernard Stiegler (2004), De la misère symbolique: Tome 1. L’époque hyperindustrielle, Éditions, collection Incises.
17 Hélène Jeudy (2020), Digital Species, Éditions FP&CF.
18 Vinciane Despret, (2019), Habiter en oiseau, Actes Sud, Collection Mondes sauvages, p.141.